Selon l’historien Nicolas Trifon, le passeport roumain consolide la “roumanité” des Moldaves. Toutefois, une renégociation de la relation entre les Roumains de Roumanie et ceux de Moldavie est indispensable au niveau identitaire, avec différences et spécificité.
Dialogue avec Nicolas Trifon, co-auteur du livre “Un État en quête de nation : La République de Moldavie”, paru en 2010 aux éditions “Non Lieu”, Paris.
Le sujet des passeports roumains comme “sésame pour l’Europe” pour les citoyens moldaves a beaucoup été véhiculé dans la presse européenne ces dernières années. A ce propos, la dernière étude en date, dirigée par Constantin Iordachi (2012, Editions “Curtea Veche”, Roumanie), présente le chiffre de près de 270.000 Moldaves qui auraient acquis la nationalité roumaine à partir des années ’90. Toutefois, dans une enquête effectuée auprès des Moldaves au passeport roumain, les personnes interrogées montrent leur étonnement pas rapport à ce chiffre qui leur semble trop bas, disant qu'”il y en a sûrement plus”. Dans ce contexte, on s’interroge sur la façon dont l’identité des citoyens de Moldavie se modèle sous l’influence du processus massif d’acquisition de la nationalité roumaine par le biais de la politique des passeports, pratiquée par la Roumanie à l’égard des citoyens de Moldavie, en particulier.
CARTIER EUROPEAN: En tant que co-auteur du livre “Un État en quête de nation : la République de Moldavie”, quelles seront à votre avis les conséquences à long terme de cette politique roumaine des passeports à l’égard des Moldaves de Bessarabie?
NT: La première difficulté c’est d’établir la chose statistiquement et ça c’est une difficulté qui provoque confusion et débat autour de cette question. Je vois donc la difficulté dans le fait d’avoir le chiffre exact. Cela peut être 270.000, comme cela peut être un million. Je n’ai pas pu obtenir un chiffre exact. De tous les côtés, il y a des tendances à l’exagération ou à la sous-estimation. Là déjà c’est une guerre autour du chiffre. Il y a aussi le problème de l’interprétation et c’est là que les choses se compliquent.
CARTIER EUROPEAN: Qu’en est-il des conséquences à long terme alors de cette “passeportisation”?
NT: D’abord cette histoire de Basescu, qui circulait sur YouTube et qui montrait sa position généreuse, c’est à dire, en substance, comme il disait, “pourquoi ne pas permettre aux jeunes Roumains de Moldavie de voyager, d’exister en Europe si les jeunes Roumains de Roumanie peuvent le faire?” et qu’il faut donc leur donner des passeports. Pourquoi pas? La Roumanie a eu une position courageuse, mais enfin qui n’a pas été suivie parce que, lorsqu’il [Basescu] a pris cette décision, déjà le premier ministre de l’époque Emil Boc a atténué les choses en disant “enfin, non, on ne peut pas tout faire, etc.”. Il y a eu donc un effet d’annonce qui a été rectifié par le premier ministre. Cela a provoqué bien évidemment les inquiétudes du côté de l’Union européenne.
CARTIER EUROPEAN: Dans un sondage que j’ai réalisé, les Bessarabiens au passeport roumain reconnaissent ouvertement, à près de 60%, l’ouverture que leur a accordé le passeport roumain, en terme de circulation, d’études en Europe, d’amélioration de leurs chances de faire des affaires en Roumanie et en Europe, tout en confirmant au chapitre “identité” que le passeport roumain leur a confirmé une identité qui était la leur, celle de “roumain de Bessarabie”, mais que cela a rendu ce lien “juridique”. Que pensez-vous de cette évolution, s’il y en a une, dans l’identité des Bessarabiens à la lumière de cette idée de “quête d’identité” à travers le passeport roumain?
NT: Il faut remettre les pendules à l’heure. En fait, la plupart des citoyens de Transnistrie ont des passeports russes. Donc nous avons une situation similaire des deux côtés. Alors, est-ce qu’ils sont davantage Russes qu’ils n’étaient Moldaves auparavant, c’est une chose compliquée. Pour ce qui est des citoyens de la République de Moldavie, la loi, telle qu’elle a été promulguée, les conditions requises pour l’acquérir étaient d’avoir eu des grands-parents qui avaient été citoyens roumains, même si ces derniers étaient russophones. Dans ces conditions ils peuvent donc “retrouver” la nationalité roumaine. Ainsi, les russophones de Moldavie y sont inclus aussi. Et effectivement, il y a pas mal de russophones qui ont pris la nationalité roumaine pour se rendre en Europe ou pour venir en Roumanie. Il y a donc des Moldaves russophones en Roumanie qui parlent le roumain maintenant, alors qu’à l’origine leur langue maternelle est le russe. J’en ai rencontré moi-même; ils font des petits boulots en Roumanie ou des affaires, etc. Pareil, il y en a qui viennent en France également avec un passeport roumain alors qu’ils sont russophones, bien que ceux-ci soient une minorité, ils existent quand même.
De toute façon, on est Moldave et Roumain un peu naturellement, on va dire, vu la langue, vu la situation et vu les convergences actuelles qui ne sont pas seulement roumaines et moldaves, mais aussi dans un contexte européen, et vu le fait que ces gens-là ne se réclament plus comme Russes. Bien sûr, il ne faut pas oublier le côté juridique, dans le même temps, mais de là à dire qu’on se sent roumain parce que l’on a le passeport roumain, c’est assez relatif.
CARTIER EUROPEAN: Pourquoi, il faut une certaine cristallisation qui n’a pas encore eu lieu?
NT: C’est une situation complexe, de toute façon. C’est exceptionnel. Ca va se clarifier avec le temps. Pour ce qui est de la citoyenneté roumaine pour les personnes originaires de la partie orientale de la Moldavie, de la Bessarabie, à mon avis cette “naturalisation” [concept français] des Roumains de Moldavie doit se faire dans le contexte d’une renégociation, y compris de l’identité. Il faut que les Moldaves fassent un pas, les Roumains de Roumanie un pas, mais aussi que ces derniers reconnaissent la différence et la spécificité des Roumains de Moldavie. S’il n’y a pas cette entente, qui ne peut être que le résultat d’une discussion, d’un débat ouvert, les choses s’annoncent mal pour l’avenir. C’est une chose indispensable. Malheureusement, cela ne s’est pas fait encore. D’un côté, il y a une offre généreuse de la part des Roumains, mais elle est rhétorique. Dès lors que cela passe aux choses pratiques, pour dire voilà, ils sont un peu russifiés, ce qui est normal, parce qu’ils ont déjà une connaissance de la langue russe. Cette négociation ne s’est pas faite. On fait les choses vite fait et ce n’est pas forcément bien fait, il faut que cette discussion ait lieu. C’est donc la rhétorique nationaliste qui empêche cette discussion, de par l’éducation, de part le vécu des gens en République de Moldavie.
CARTIER EUROPEAN: Etant donnée l’histoire de ce territoire de la Bessarabie, actuelle République de Moldavie, de même que sa situation géographique, et supposant que les chiffres sur le nombre de Bessarabiens ayant acquis la nationalité roumaine soient corrects, quelle serait d’après vous la masse critique de citoyens moldaves au passeport roumain susceptible d’opérer des changements majeurs dans l’identité de ce territoire, voire même d’éveiller même des inquiétudes irrépressibles de la part des acteurs politiques majeurs de la région, je pense à la Russie, en premier lieu?
NT: On ne peut pas débattre de la question de l’identité des Roumains de Moldavie, si l’on n’envisage pas la question des Moldaves qui sont turcophones pour les Gagauz ou bulgarophones pour les Moldaves d’origine bulgare ou les russophones, etc. Puisque chacun tire d’un côté ou de l’autre, parce qu’il y a des Moldaves qui prennent la citoyenneté bulgare pour venir en Europe aussi, mais aussi pour des raisons d’affinité avec la Bulgarie. Comme ailleurs, dans les Balkans, des Macédoniens slaves de la République de Macédoine qui prennent la citoyenneté bulgare, pour venir en Europe et pour des questions d’affinité. Disons que ces gens n’ont pas tellement le choix, je pense à ces Moldaves roumanophones ou Roumains de Moldavie, parce que les autres le font aussi. Il n’y a pas qu’eux. Je pense qu’en fin de compte, puisqu’il s’agit de la population majoritaire, (car ils sont majoritaires en Moldavie, une majorité absolue, en plus, même pas relative), cela ne peut que renforcer l’élément roumain en Moldavie. Même si ces gens voyagent, il y a toujours un retour possible. Et il y a une communication avec le pays, qu’ils soient en France, au Portugal ou en Espagne, ou même en Roumanie. Le fait d’avoir un passeport roumain contribue à consolider, disons, leur “roumanité”.
Pour ce qui est de la fidélité [loyauté], là c’est beaucoup plus compliqué, parce que tout dépend de ce que l’on entend par ce terme. Quelle est l’exigence de la loyauté? Si cette exigence est de dire qu’on est Roumain et de le crier sur tous les toits et de renier tout ce qui est différent, cela n’est pas possible. Je pense que pour qu’il y ait loyauté de la part des Roumains de Moldavie, il faut qu’il y ait reconnaissance de leurs spécificités.
CARTIER EUROPEAN: Et alors pour ce qui est de la Russie, est-ce que le fait que la majorité des Moldaves bascule dans le giron de la nationalité roumaine devrait l’effrayer?
NT: Non, je ne le pense pas. Premièrement parce que la Russie a une politique assez étrange, assez improvisée. Il y a une constante, à savoir celle d’avancer vers l’Ouest évidemment et de récupérer le maximum de ce qu’il peut l’être, que cela soit à l’Est ou à l’Ouest, ou même au Nord ou au Sud, et cela part rapport aux contours de l’ancienne URSS ou de l’Empire Tsariste. A part cela, je pense qu’il y a toujours la possibilité de reconquête de la part de la Russie et cela effectivement peut devenir pour les Russes un argument en disant que le fait que les gens prennent les passeports roumains, et donc ne sont plus exclusivement Moldaves, cela peut être un argument pour eux, pour leur idéologie, et accompagner une éventuelle avancée vers l’Ouest.
CARTIER EUROPEAN: Que révèle, d’après vous, cette quête de “passeport roumain” de l’état du peuple/du pays/des gouvernants ou de l’avenir/du passé?
NT: Ce phénomène est révélateur de la non-consistance de l’Etat moldave et de l’absence de légitimité, au sens fort du terme, mais aussi de la situation incertaine du pays. L’incertitude quant à la position géographique du pays mais aussi au contenu de ce pays, condamné par ses frontières, telles qu’établies par l’URSS à la suite de la deuxième Guerre mondiale. Donc c’est un pays qui n’est pas viable d’emblée. On aurait pu en effet dans un contexte fédéral européen le rendre viable, comme cela a été possible dans le cadre de l’URSS, mais aujourd’hui il n’est pas viable. Et cela pour des tas de raisons. Il existe d’autres pays qui sont petits et viables, comme la Belgique, qui a d’ailleurs la même taille que la République de Moldavie, sauf que cette dernière n’est pas viable telle qu’elle est aujourd’hui. Donc, [le phénomène de “passeportisation”] est révélateur du fait que la Moldavie n’est pas viable telle qu’elle est aujourd’hui.
CARTIER EUROPEAN: En analysant les listes des personnes qui ont acquis la nationalité roumaine sur le site de l’Autorité nationale pour la nationalité (ANC) on remarque des noms et prénoms à forte consonance russe. Il m’a également été confirmé par le Consul général de Roumanie à Cahul que tout le monde veut prendre le passeport roumain, même des Gagaouz (de famille mixte, sans doute), des Russes, pas seulement des Roumains de Bessarabie. Comment expliquez-vous cette ruée tous azimuts vers les passeports roumains en Bessarabie?
NT: En effet, cela peut devenir un danger, car la Russie peut tirer un argument de ce phénomène. Et avec la politique étrangère de la Russie, ou de la Fédération de Russie maintenant, tout est possible. Maintenant, est-ce qu’ils vont aller plus loin, on ne le sait pas. Pour ma part, de par mes sondages et mes sources, sur ce point au moins des progrès ont été réalisés en République de Moldavie, avec l’enseignement, la politique d’ouverture. Pour ce qui est des russophones, si on laisse de côté la Transnistrie, il y a eu des progrès, un rapprochement, plus de respect pour les Roumains de Moldavie, la reconnaissance de la “roumanité” de Moldavie par les gens cultivés, c’est moins le cas pour les autres, mais des changements ont été opérés. Donc ce phénomène de ruée vers les passeports [roumains] renforce la “roumanité” qui doit à son tour être combinée avec le contexte de l’histoire particulière de la situation spécifique de la Moldavie.
CARTIER EUROPEAN: Est-ce que cette “passeportisation” est pour vous bienveillante, agressive, de conquête, de reconquête, irrédentiste: elle est comment?
NT: J’estime grosso modo que la politique des passeports de la Roumanie après ’89 a été plutôt attentiste et que la Roumanie n’a pas cédé aux provocations et n’est pas passé à l’aventure pour éviter toute dérive qui aurait pu mener à une aventure et donc mener à un conflit. Le conflit a été évité avec la Russie, malgré les accusations réciproques. Je la résumerai comme étant une politique attentiste et défensive. Le gros problème et le principal problème, c’est que l’Union européenne n’a pas pu ou n’a pas voulu aller très loin dans les exigences [stipulées] dans les traités et promesses faites par les partenaires ukrainiens et russes à la République de Moldavie concernant la Transnistrie. C’est là que se trouve le problème. Le gouvernant roumain a été plutôt sur la défensive et cette histoire d’accorder des passeports roumains a été un geste défensif de la part du président Basescu, en particulier: on vous donne un passeport qui est une protection et vous pouvez l’utiliser car vous y avez droit. Mais en effet, La Roumanie n’a pas cédé à la provocation pour la simple raison qu’elle a pour objectif de se rapprocher de l’Ouest et donc ne veut pas provoquer la Russie pour ne pas compliquer les choses.
CARTIER EUROPEAN: Et vous même, comment voyez-vous les Moldaves: comme des Roumains de Moldavie ou des Moldaves de Bessarabie?
NF: Non, pour moi ce sont des Européens en devenir, des gens riches, des gens pauvres, des paysans, des intellectuels, des mouchards, des gens sincères, il y a de tout. Je pense que de nos jours cela n’a plus tellement d’importance. Quand aux Bessarabiens, je n’aime pas tellement ce terme parce que c’est une référence à un terme trop ancien et parce que les Bessarabiens sont passés par le moule soviétique et donc il faut en tenir compte, qu’on le veuille ou pas. Le terme est un héritage de l’empire des Tsars. C’est pourquoi, pour moi, ce sont avant tout des citoyens de la Moldavie ex-soviétique avec une expérience historique différente, aussi bien au 19e qu’au 20e siècle et dont la langue est commune avec celle de la population de Roumanie. C’est ça la réalité de cette population.
Tout le problème pour moi c’est qu’il doit y avoir une renégociation des rapports entre les Roumains de Roumanie et ceux de la République de Moldavie. Ils sont avant tout des citoyens moldaves, mais le fait de devenir Roumain en soi est un aspect juridique, ce n’est qu’un passeport. Et cela on le voit très bien dans un pays comme la France où ce n’est pas parce qu’on est naturalisé qu’on est d’office Français. Il faut attendre une génération pour devenir Français. On a une expérience historique différente, qu’elle soit sentimentale, affective, etc. Il faut en tenir compte. Je n’accorde pas beaucoup d’importance au juridique.
CARTIER EUROPEAN: Finalement, qu’est-ce qui marque l’identité le plus?
NT: Le vécu, bien sûr, est formateur d’identité.
Interview réalisée par Ludmila Bulgar, “Cartier European”.